Directeur Général des Girondins de Bordeaux entre 2000 et 2019, Alain Deveseleer a joué un rôle majeur dans la venue d'Emiliano Sala en France, en septembre 2010. Celui qui était très attaché au buteur argentin a accepté de revenir sur le parcours de l'ancien numéro 9 du FC Nantes au Haillan, son intégration ainsi que son évolution. Entretien.
Comment avez-vous repéré Emiliano Sala, alors que ce dernier évoluait en Argentine ?
Alain DEVESELEER : "En 2004, nous avons créé un centre de formation en Argentine. Il était localisé dans la ville de Juan Pablo Francia, joueur italo-argentin, qui avait signé chez nous à l'époque. En le recrutant, nous avions visité ce secteur assez reculé, qui est situé entre Cordoba et San Francisco, à cinq heures de route de Buenos Aires. Un ancien joueur professionnel argentin, Julio Cesar Di Meola, nous a contactés pour qu'on vienne le voir. La suite, c'est une aventure humaine. On s'est fait confiance mutuellement et le club a décidé de les aider à construire le centre de formation. De nombreux joueurs, dont Emiliano Sala et Valentin Vada, nous ont montrés qu’ils avaient du talent.
Ils n'ont pas le même âge, ni le même caractère mais comme ils sont arrivés presque en même temps, on va beaucoup les comparer. Si Valentin est plus une "grande gueule" (sic) avec du talent, Emiliano est le garçon excessivement simple, fort et puissant sur un terrain."
Qu'est-ce qui vous a tout de suite plu chez lui ?
"On le connaissait bien parce qu'avec la mise en place du partenariat, nous avions des échanges très réguliers et nous faisions de nombreux voyages pour aller voir l'évolution des garçons. Évidemment, nous en suivions un certain nombre de manière plus précise. Concernant Emiliano, ce qu'on trouvait très intéressant dans son profil de joueur, c'était sa force. Il était très puissant pour son âge et humainement, d'une grande simplicité. Il était constamment à la recherche d'efficacité dans son jeu, d'engagement et tous ces éléments étaient très convaincants. Il manquait un peu de technique mais ça, ça se travaille. Ce qui le rendait unique, c’était son abnégation et le don de soi, il donnait le maximum pour son équipe.
Je me souviens également d'un jeune très à l'écoute, qui avait envie de progresser parce qu'il aimait le football. Incontestablement, pour Patrick Battiston, Directeur de centre de formation, c'était un élément plus qu'intéressant."
Le fait de ne pas arriver seul à Bordeaux l'a peut-être aidé dans sa bonne intégration…
"Pablo Castro, Valentin Vada et Emiliano sont tout au long de leur parcours bordelais, très attachés à la vie ici, très bien intégrés au centre de formation, avec leurs coéquipiers et leurs éducateurs, même s'ils vont avoir une vie très communautaire. Par exemple, Valentin est arrivé à Bordeaux avec ses parents et son frère. Marcelo (Vada) et sa femme vont régulièrement accueillir Emiliano à la maison puisqu'ils se connaissaient déjà très bien. Il sera en quelque sorte le quatrième garçon de la famille Vada."
Dans quelle équipe fait-il ses débuts ?
"Il a très vite intégré l'équipe réserve mais on se rend compte que, de par son âge et sa puissance dans le jeu, il peut évoluer à un niveau légèrement supérieur."
Ses différents prêts étaient-ils une manière de polir le jeu d'Emiliano ?
"Oui et c'est ce que font régulièrement les gros centres de formations comme ceux du FC Nantes, des Girondins, de l'AS Monaco, celui de l'AS Saint-Etienne et de l'OL par exemple. Dès qu'on a des jeunes joueurs, le problème de les garder en N2 voire en N3 selon le rang de l'équipe réserve, c'est d'avoir parfois un niveau de jeu en-deçà de ce qui pourrait être connu dans des championnats comme le National ou encore la Ligue 2. Concernant Emiliano, il était confronté à une forte concurrence avec à l'époque. Je pense notamment à Cheick Diabiaté, David Bellion, Diego Rolan…"
À chaque retour de prêt, le constat est le même : il s'est montré très à l'aise sur les terrains et dans les différents championnats découverts !
"Un attaquant, on peut lui parler de beaucoup de paramètres mais il n'est jugé que sur un : l'efficacité. Quand Emiliano est prêté à Orléans (2012-2013), on sait qu'on le met dans un club qui, à ce moment-là , possède un encadrement technique très intéressant. On est sûr qu'il va bien travailler et que le contexte lui sera très favorable. Dans la suite de cette belle saison, les Chamois Niortais (2013-2014) de Karim Fradin nous interrogent sur l'éventualité de le faire venir. C'est un club qui a toujours été proche géographiquement et affectivement des Girondins. Pour nous, c'était super opportunité de pouvoir le suivre dans ce championnat, dont la bonne moitié des formations ont des structures dignes de l'élite. Là encore, son niveau affiché a été une grande réussite."
Alors pourquoi ne pas lui avoir fait plus confiance ?
"Il lui a souvent été reproché de manquer de technique. Je regrette ça profondément. Les choix étaient pris de manière collégiale et ce sont les interlocuteurs sportifs qui ont eu le dernier mot. Mais pour moi, il y a deux joueurs qui ont été "sous-estimés" à Bordeaux : Emiliano Sala et Gaëtan Laborde. À chaque fois qu'on leur a demandé de s'engager, ils l'ont fait, même dans les clubs où ils ont été prêtés. On ne peut que regretter de ne pas avoir donné une vraie chance à un garçon comme Emiliano, qui avait incontestablement réussi partout où il était passé. Et ça, c'est un immense regret. Malgré ça, j'ai été heureux de le voir réussir à Nantes."
Avez-vous regretté son départ vers le FC Nantes, à l'été 2015 ?
"C'était un choix qui n'était pas partagé par tout le monde au sein du club. Un certain nombre de techniciens nous faisaient comprendre qu'ils ne voyaient pas Emiliano prétendre à une place dans leur groupe. À partir du moment où un entraîneur affirme que ce n'est pas un joueur prioritaire et que ce dernier demande à avoir du temps de jeu, qui plus est après trois prêts en trois ans… on n'avait plus d'arguments pour le retenir. J'ai été très peiné de cette situation et ce garçon n'a pas eu la chance qu'il aurait dû avoir à Bordeaux.
Nantes est un club majeur du championnat, historique et ça fait partie des belles destinations. À titre personnel, je savais qu'il avait un potentiel et que s'il l'exploitait, il pouvait aller très haut."
Avez-vous songé à le faire revenir ?
"C'est toujours difficile le retour d'un joueur dans un club mais à un moment donné, on s'est posé la question pour Emiliano. Par la suite, on a juste été spectateur de sa belle évolution."
Pour vous, était-ce étonnant de le voir rejoindre la Premier League, ce championnat considéré comme le meilleur de la planète ?
"Il a tout de suite eu le profil, la structure, le physique et le mental pour jouer en Angleterre. C'était une évidence. Il a pu enchaîner de saisons à Nantes et devenir un joueur important du FC Nantes. Sa signature en Premier League, je suis étonné qu'elle ne soit pas arrivée plus tôt. C'était un garçon qui avait tout pour réussir là -bas."
Il paraît que votre épouse a joué également un rôle important dans son intégration en France…
"Ma femme est professeur d'espagnol et pour les joueurs étrangers, notamment hispanisants, elle leur donnait des cours de français. À l'époque, elle a donc eu en classe, Valentin Vada, Emiliano Sala et Pablo Castro. Emiliano était volontaire, impliqué parce qu'il savait de là où il venait. Il faut se souvenir qu'il est issu d'une famille très simple, dans un village composé uniquement de maisons de plain-pied, avec des toits plats et où les infrastructures ne sont pas forcément très développées."
Vous avez représenté les Girondins lors des obsèques du joueur en Argentine. On imagine qu'il était inconcevable pour vous de ne pas y être…
"Il y avait tous nos représentants du centre de formation en Argentine, beaucoup de joueurs qui sont aussi passés par le Proyecto Crecer mais qui n'ont pas forcément fait une carrière professionnelle. C'était un garçon de Nantes mais aussi un garçon de Bordeaux. Pour nous, il aurait été impensable qu'on ne soit pas représenté. À chaque fois que son nom est prononcé, on le vit d'une manière très forte et très dure."
Par M.G - Photo UNE : FCGB / D. Le Lann